Bernard Cache, Professeur associé et directeur du laboratoire des Cultures Numériques du Projet Architectural de l’EPFL, aborde dans cette interview les enjeux économiques et politiques de l’industrie du BIM et les menaces pesant sur la confidentialité des données. Le sujet est d’autant plus sérieux que la modélisation et le partage des informations constituent un progrès majeur et durable dans la production industrielle, l’architecture et l’ingénierie du bâtiment.
A+W. Quels travaux poursuivez-vous au sein de l’EPFL ?
Bernard Cache. Nous animons différents programmes, pour l’enseignement du BIM, la recherche en géométrie, la conception et la fabrication assistée par ordinateur, le développement de logiciels open source liés au BIM, et l’activité BIM.
Quels sont vos buts ?
Nous visons deux objectifs principaux :
1. Transposer les méthodes de l’industrie 4.0 au champ du bâtiment, où les protagonistes – ouvriers, artisans, ingénieurs, administrations et architectes – ont des niveaux de maturité numérique très hétérogènes.
2. Inscrire le BIM dans la culture et l’histoire du projet d’architecture.
Où se situe la Suisse dans la révolution BIM ?
La Suisse n’est pas aux avant-postes, ce qui est paradoxal sachant que nous possédons le STIG, un système d'information du territoire développé à Genève, sans égal dans le monde. Notre pays ne capitalise pas assez sur la prouesse du système d’information géographique (SIG) réalisé par le directeur géomètre cantonal Laurent Niggeler, et qui est de nature à susciter une dynamique auprès des administrations, des architectes et des métiers du bâtiment.
Au-delà de l’enseignement, sur quel projet pensez-vous apporter un progrès au BIM ?
Nous travaillons à la conception de passerelles pratiques pour créer ou faciliter l’interopérabilité des différents outils BIM. À titre d’exemple, Top.Solid est très adapté à la modélisation volumétrique exacte et la génération de programmes d’usinage, tandis que Rhino.Inside/Grasshoper est particulièrement efficace dans la modélisation surfacique et la programmation visuelle. Nous développons Rhino.Inside.TopSolid, qui permettra d’agir simultanément sur ces applications et de croiser leurs fonctionnalités.
Avec le connecteur open Source Speckle, il est déjà possible pour plusieurs utilisateurs de dessiner sur différents logiciels (Rhino, Revit, Unity) tout en communiquant et en recevant l’information en temps réel d’un partenaire à l’autre.
Nous concevons de notre côté un connecteur Speckle pour Top.Solid, en open source. Cet outil éveillera notamment les professionnels de la construction à certaines pratiques de modélisation issues de l’industrie. Speckle développe actuellement un connecteur européen Archicad-Graphisoft ; notre continent disposera enfin d’une alternative à la domination d’Autodesk.
En quoi Autodesk représente-t-il une menace ?
Toute hégémonie de marque doit être proscrite dans l’écosystème numérique, en particulier dans le monde de l’architecture et de l’urbanisme où il est aussi question de bâtiments et d’infrastructures liés à la défense et à l’organisation du pays. Il est indispensable d’héberger et sécuriser nos données BIM à l’intérieur de nos frontières, car à l’étranger, elles peuvent être détournées à des fins concurrentielles ou de déstabilisation géostratégique.
Du point de vue du métier, nous devons offrir aux professionnels le choix de la plateforme et ne pas laisser penser que le BIM se résume à Revit.
L’actuelle domination d’Autodesk lui confère également la maîtrise des coûts ; les prix pratiqués par l’éditeur sont d’ores et déjà inaccessibles pour les petits bureaux d’architecture ou de génie civil. De plus, le modèle économique fondé sur la location fait qu’en cas de non renouvellement de la licence, le locataire perd non seulement l’usage de l’outil, mais aussi les plans réalisés précédemment. Tout cela doit changer.
Le développement des connecteurs est-il la solution ?
Bien sûr, et en open source. Outre la lutte contre la domination commerciale, ils permettent de réunir les fonctionnalités des différentes applications sans avoir à « jongler »de l’une à l’autre. Cela améliore également l’interopérabilité entre protagonistes des projets.
Pour la formation, cela ne complique-t-il pas les choses ?
Si l’on prend l’exemple de la Suisse, la majorité des bureaux d’architecture travaillent sur un autre produit que Revit. C’est une difficulté supplémentaire pour les enseignants qui doivent trouver des passerelles entre toutes ces plateformes. Mais nous devons éviter que la formation BIM se résume à celle de Revit. Les maîtres d’ouvrage ont également une responsabilité dans l’ouverture du marché ; il est important qu’ils ne limitent pas leurs appels d’offres à l’emploi de Revit, comme c'est trop souvent le cas.
Quel est l’intérêt d’un bureau d’ingénieurs tel qu’A+W Genève, de vous soutenir dans le développement de nouveaux connecteurs BIM ?
Le fait de pouvoir communiquer avec des professionnels ne travaillant pas sur Revit. Si un architecte leur envoie une modélisation sur Archicad, il faut que les données soient exploitables. De plus, Le BIM va de pair avec l’essor de la préfabrication, cette dernière sera de plus en plus en interaction avec d’autres champs industriels. Économiquement parlant, des solutions moins coûteuses, aussi bien pour les licences que les formations, intéressent toutes les entreprises. C’est la raison d’être du connecteur Speckle TopSolid qui permettra d’usiner en aval de la modélisation architecturale.
Pour conclure cette interview, quel est votre vœu ?
Je souhaite que nous constituions une grammaire numérique open source simplifiant l’usage technologique, du simple consommateur jusqu’au chercheur universitaire. En créant des standards, nous aiderons les pouvoirs publics à développer des langages compris de tous, qui faciliteront le renseignement des formulaires, les démarches administratives sur Internet et l’emploi des outils connectés. Et ce qui évitera aussi de s’exposer à une domination abusive de pays ou de marques sur nos propres fonctionnements.